CHAPITRE XII

Le lendemain, on me laissa seul toute la journée. Je ne vis que le robot qui m’apporta ma bouillie. J’essayai de lui parler. Mais il ne broncha pas. Il était clair qu’il ne connaissait que la langue de ses maîtres – probablement même n’en savait-il que ce qui était nécessaire pour son travail – et ne réagissait pas aux autres sons. Il disparut aussi vite qu’il, était venu.

Je me serais ennuyé à mourir si je n’avais trouvé sur ma table quelques livres dans ma propre langue. Une aimable attention. Après tout, ce Pflat n’était peut-être pas aussi impoli et autoritaire qu’il m’avait semblé.

La journée, toutefois, me parut longue, horriblement longue, et je passai le plus clair de mou temps à regarder par la fenêtre, épiant les rares ombres furtives que je pouvais voir au-dehors, et méditant sur l’étrangeté de cette ville faite pour abriter une population abondante et où il n’y avait pour ainsi dire personne.

Je dois dire toutefois qu’à deux reprises, je crus voir des appareils volants. Mais ils étaient très loin. Peut-être des oiseaux ? En revanche, je ne vis absolument personne pénétrer dans le palais où j’étais.

Tout cela demeurait fort mystérieux. Que faisait Pflat en ce moment ? Où était-il ? Était-il chez lui ou ailleurs ? Pourquoi ne m’avait-il pas fait venir auprès de lui ?

J’eus la curiosité – qui ne m’était pas encore venue – de vérifier si la porte de ma chambre était fermée à clef. Elle ne l’était pas. Je m’aventurai dans le couloir. J’ouvris une autre porte et pénétrai dans le grand studio où j’avais séjourné le jour de mon arrivée. Mais je le connaissais déjà. Il ne m’intéressait plus.

J’entrai dans d’autres pièces qui ressemblaient à ma chambre et qui étaient désertes. J’aboutis dans une salle qui m’étonna. Elle était agencée plus curieusement encore que celles que j’avais déjà vues. Des rideaux cramoisis pendaient du plafond, disposés d’une façon assez désordonnée. Cela formait comme une sorte de labyrinthe de rideaux. Il y avait aussi de grands miroirs. Je me demandai à quoi pouvait bien servir un tel local.

Je pénétrai ensuite dans une pièce où se tenaient cinq ou six robots, debout le long d’un mur et parfaitement immobiles. J’entrai enfin dans ce qui pouvait être une sorte de salle des fêtes, immense, majestueuse.

Partout la même solitude écrasante, le même impressionnant silence. Ce palais, visiblement, était désert. Je n’entendais même pas le bruit de mes pas sur les épais tapis. Je fus envahi par un sentiment de crainte, d’angoisse, presque de terreur. Mais l’envie me vint de sortir sur lu place, de faire au moins quelques pas dehors. Oh ! je n’avais pas l’intention de m’éloigner, de fuir. Où serais-je allé ?

Je me mis en quête non pas de l’ascenseur – que je n’aurais sans doute pas su faire fonctionner – mais d’un escalier. Comme j’arrivais au bout d’un couloir et me préparais à ouvrir une porte, je sentis dans le dos l’attouchement que déjà je connaissais bien. Il était même assez vif. Je dus faire demi-tour.

Je ne savais plus très bien où j’étais, mais je fus guidé jusqu’à ma chambre. Je la trouvai presque avec plaisir. C’était l’endroit que maintenant je connaissais le mieux. C’était en quelque sorte mon « chez moi »…

Ainsi donc, je pouvais sans encombre naviguer dans une partie de l’appartement – à l’étage du palais où j’étais – mais il m’était interdit de dépasser certaines limites. J’aurais dû m’en douter.

La façon invisible dont j’étais guidé m’intriguait plus que tout le reste. « Ils sont très forts, pensai-je. Ils connaissent certainement des choses que nous ignorons. »

Le lendemain, je fus conduit dans la pièce où Pflat m’avait déjà reçu. Il était là, derrière son bureau. Il ne me dit ni « bonjour », ni « bonsoir », ni « comment allez-vous ? ». Il me dit :

— Asseyez-vous.

Je pris place dans l’agréable fauteuil.

Il se mit alors à me poser des questions. Pendant les trois heures que dura cette séance, il m’en posa plusieurs centaines, sur toutes sortes de sujets : sur moi, sur mon métier, sur mes sentiments, sur l’ampleur de ma mémoire, sur ma capacité de résistance à la chaleur et au froid, sur la planète d’où j’étais originaire…

Je répondis prudemment. Mais il fallait bien que je réponde. Car je ne doutais pas qu’il n’eût les moyens de me faire dire la vérité.

Cela ressemblait à une sorte d’interrogatoire, mais à un interrogatoire qui, au fond, concernait ma propre espèce plus encore que moi-même.

« Il essaie, me dis-je, de se renseigner au maximum sur ce que nous sommes. Mais dans quel dessein ? »

Je n’osai pas le lui demander. Il ne m’aurait certainement pas répondu. La tournure que prenaient les choses commençait à m’inquiéter. Pourtant, je revenais à mon idée première : « Peut-être veulent-ils nous demander de les aider à repeupler leur planète… Ou de les secourir. Mais avant, ils veulent savoir exactement qui nous sommes. Et les autres disparus sont sans doute dans d’autres palais, traités de la même façon. » Oui, je me disais cela. On se rassure comme on peut.

Pflat m’écoutait, immobile. De loin en loin, il griffonnait quelque chose sur une feuille. Cet interrogatoire avait, certes, des côtés inquiétants. Mais il était infiniment moins fastidieux que les séances de lecture. Mon esprit travaillait. Malgré moi, je m’efforçais de briller.

Pendant cinq semaines, les choses se passèrent exactement de la même manière. Des questions, encore des questions, des questions par centaines, posées pour ainsi dire sans ordre apparent, les unes très sérieuses, les autres banales ou saugrenues. Cela ressemblait à des séances de psychanalyse un peu décousues. Je ne comprenais absolument rien aux méthodes de travail de Pflat. Je ne savais pas où il voulait en venir.

Mais je commençais à m’habituer à son étrange personne. Je pouvais maintenant sans trop de dégoût regarder son corps translucide. Je parvenais même à lire sur son visage un certain nombre d’expressions qui, d’ailleurs, se manifestaient à peu près de la même façon que sur le nôtre. Mais il fallait savoir les interpréter.

Parfois, quand je tardais à répondre, il montrait de l’agacement. Il tapotait sur sa table.

D’autres fois, je le voyais sourire. Je l’entendis même rire deux ou trois fois, d’un rire tout à fait semblable au nôtre. Je voyais quand il s’ennuyait. Je voyais quand, au contraire, il était intéressé.

Mais il me sembla que l’expression générale de son visage comportait beaucoup de tristesse et de lassitude. Peut-être me trompais-je.

Nos séances n’avaient pas lieu tous les jours. Il restait parfois vingt-quatre et même parfois quarante-huit heures sans me convoquer. Ces jours-là, je m’ennuyais énormément. J’en venais à souhaiter qu’il m’appelât. Nos conversations étaient ma seule distraction. Il était la seule créature vivante que je voyais. J’ai toujours pensé qu’il vaudrait mieux vivre avec le diable que dans une solitude totale.

Ce palais désert me donnait la chair de poule.

Un après-midi, tandis qu’il m’observait sans me poser de questions, j’eus l’audace de lui demander :

— Comment s’appelle cette ville ?

— Bophal, me répondit-il.

— Et cette planète ?

— C’est la planète Rrfac.

— Comment se fait-il qu’il n’y ait pas plus d’habitants dans cette ville ?

Il eut un sourire qui me parut triste.

— C’est comme ça, me dit-il.

Et il se hâta de me poser une autre question.

Mais le fait qu’il avait daigné me donner deux renseignements ne pouvait que m’encourager. Vers la fin de la séance, je lui demandai :

— Dans quel but me faites-vous subir cet interrogatoire ?

Il eut un sourire qui me parut narquois.

— La séance est terminée, me dit-il. Sortez…

Pendant une seconde, je me demandai : « Que se passerait-il si je lui sautais à la gorge ? » Mais j’eus le sentiment qu’il valait mieux ne pas essayer. Toutefois, je lui dis encore :

— Lorsque je suis seul, je m’ennuie horriblement. N’auriez-vous pas d’autres livres dans ma propre langue ?

De son index transparent, il me désigna un rayon qui courait le long d’un mur. J’y découvris une quarantaine d’ouvrages provenant de la civilisation à laquelle j’appartenais. Je les examinai à loisir et en pris trois ou quatre.

Pflat, tandis que je regardais les livres, ne s’occupa pas plus de moi que si je n’existais pas. Il avait décroché un appareil – magnétophone ou téléphone – et il parlait très vite, dans cette langue rugueuse qui était la sienne.

Je sortis sans bruit. Cette créature restait pour moi incompréhensible.

Je me demandais combien de temps allait durer l’interminable interrogatoire quand, un soir, après notre séance, il me dit brusquement. :

— Nous allons changer d’exercices… Demain…

— Qu’allons-nous faire ? demandai-je.

Toute innovation me semblait inquiétante.

— Vous verrez, me dit-il. Ce ne sera pas fatigant. Vous pouvez sortir.

Je me dirigeais vers la porte quand il me rappela.

— Ah ! j’oubliais, dit-il. Il faut que je vous fasse une piqûre.

Mon inquiétude s’accrut encore.

— Une piqûre ? Pourquoi ?

— Pour vous empêcher de grandir…

Je fus interloqué.

— Je ne grandis pas, dis-je.

— Mais si, fit-il. Vous avez déjà pris trois ou quatre centimètres depuis que vous êtes ici. Approchez…

J’hésitais. Je sentis le léger attouchement dans le dos et j’avançai jusqu’à lui. Il marmonnait je ne sais quoi dans sa propre langue tout en fouillant dans un tiroir. Tandis qu’il préparait une seringue, je me rappelai le cas étrange de mon ami André Klink. Je n’avais jamais pensé qu’il pût y avoir un rapport entre sa croissance insolite et ce qui m’était arrivé à moi. Maintenant, je me posais la question. N’avait-il pas finalement disparu ? Je me demandais aussi s’il était exact que j’avais grandi. Je ne m’en étais pas aperçu.

— Approchez, fit-il.

Il semblait irrité.

— J’aurais dû vous faire cette piqûre dès votre arrivée, me dit-il. Mais je suis parfois négligent…

Et il marmonna encore quelque chose – tout en continuant à parler dans ma langue à moi – contre « ces gens qui font toujours tout de travers »…

— Donnez-moi votre bras gauche…

C’était la première fois qu’il me touchait de ses mains. Je m’attendais à un contact gélatineux, un peu gluant, en tout cas très désagréable. Mais il avait les mains parfaitement sèches. Il opéra habilement, sans me faire le moindre mal.

— Voilà, me dit-il. Vous ne grandirez plus. Il m’aurait déplu de vous voir grandir sous mes yeux… Je préfère que vous restiez à mon échelle… Demain, je vous enseignerai… Au fait, il n’y a pas de mot dans votre langue pour désigner cette science-là… Mais ça n’a pas d’importance… Nous en inventerons un… Vous pouvez sortir.

C’était la première fois qu’en dehors de l’interrogatoire proprement dit, il m’avait parlé aussi longuement. J’étais très intrigué en rentrant dans ma chambre. Avais-je grandi comme il le disait ? Je n’avais absolument aucun moyen de le vérifier. Les manches de mon maillot me parurent un peu plus courtes – mais à peine. Et pourquoi avait-on voulu me faire grandir ?

Quant à la science que Pflat voulait m’enseigner, de quoi s’agissait-il ? D’une science évidemment inconnue de l’espèce humaine. Mais qui portait sur quoi ? Je le saurais le lendemain. Il était clair, en tout cas, qu’il voulait voir de quoi j’étais capable. Et cela confirmait l’hypothèse rassurante que j’avais déjà faite…

Le lendemain, avant de commencer, Pflat me posa une question curieuse :

— Êtes-vous télépathe ?

— Non, lui dis-je. En aucune façon…

Je n’eus aucun mal à lui répondre ainsi avec l’accent de la plus grande sincérité. J’ajoutai :

— Et vous ?

— Oh ! nous…, fit-il.

Ce fut toute sa réponse. Il semblait las, mais n’était visiblement pas choqué que je l’aie ainsi interrogé. J’en profitai pour lui demander aussitôt :

— Comment s’appelle votre race ?

— Nous sommes les Bomors. Et maintenant, commençons. Je voudrais savoir si vous êtes capable de vous initier, sur le plan théorique, à la science de ce que nous appelons les « forlkrafs » et qui sont des ondes particulières dont votre espèce ne paraît même pas soupçonner l’existence.

Il me fit alors un exposé purement mathématique, que j’eus quelque peine à suivre, mais qui me laissa ébloui. De temps à autre, je lui demandais une précision, qu’il me donnait sans impatience. Je vécus deux heures passionnément intéressantes. Devant moi s’ouvraient des horizons nouveaux encore ignorés de l’homme.

Ensuite, il m’interrogea pour voir si j’avais bien compris. J’avais compris, et il me le dit, mais sans ajouter à cette constatation le moindre compliment.

— Où voulez-vous en venir avec moi ? lui demandai-je.

— Vous verrez, vous verrez, fit-il. Maintenant, vous pouvez sortir.

Pendant les semaines qui suivirent, il m’apprit d’autres choses encore, tout aussi surprenantes. J’étais émerveillé par ses connaissances. J’étais maintenant tout à fait habitué à son physique. Il ne me semblait plus ni laid ni répugnant. Je voyais surtout en lui l’esprit, l’intelligence prodigieuse, et je ne pouvais me défendre d’une certaine admiration.

Somme toute, il ne m’avait jamais bousculé ni brutalisé. Je m’enhardissais à lui poser des questions. Parfois il souriait, parfois il se renfrognait. Généralement, il ne répondait pas. Ou bien il se contentait de dire :

— Vous verrez… Vous verrez… Plus tard…

Un jour que nous étions tous deux dans son cabinet de travail, je vis la porte s’ouvrir. Une créature toute semblable à Pflat pénétra dans la pièce. C’était le second Bomor que je voyais. (Je commençais d’ailleurs à me demander si j’en verrais jamais d’autres de près.) Il était lui aussi du sexe masculin.

— Pflat ! fit le nouveau venu.

— Grlokl ! dit le maître des lieux.

Je supposai que c’était le nom du visiteur. Celui-ci jeta à peine sur moi un coup d’œil. Il était un peu plus grand que Pflat, avec des formes plus épaisses. Il se laissa tomber dans un fauteuil.

Une discussion animée s’engagea aussitôt entre les deux Bomors. Je n’en comprenais naturellement pas un traître mot. Cela ressemblait un peu à un crépitement de crécelles, la voix de Pflat étant plutôt sourde, celle de l’autre aiguë et irritante.

Je restai ainsi pendant une heure à écouter ces deux, étonnantes créatures. Le ton semblait s’animer. Grlokl – car tel était bien son nom ainsi que je le sus plus tard – sembla même à un certain moment se mettre en colère, et sa voix atteignit un ton suraigu. Il gesticulait avec ses longs bras translucides. Pflat demeurait plus calme. Mais il avait l’air profondément irrité. Le visiteur se leva brusquement et partit.

Pendant cinq minutes, le maître des lieux ne cessa de grommeler sur un ton courroucé. Puis il me regarda du même air que s’il venait de découvrir brusquement ma présence. Je le vis hausser les épaules d’une façon très humaine. Puis il m’adressa un sourire que je lui rendis, comme si j’avais été un peu son complice dans la discussion qu’il venait d’avoir.

Il reprit aussitôt le travail. J’avais un peu perdu le fil. Il me remit patiemment sur la voie. Quand ce fut fini, il me dit comme d’habitude :

— Maintenant, sortez.

Mais il me rappela.

— Ah ! fit-il, j’oubliais. Demain, je vais vous donner une compagne. Sortez.

— Une compagne ! m’exclamai-je.

— Oui. Sortez…